LE CRI DU COEUR DE JEHNNY BETH

Lopocomar
25 min. de lecture

5 ans après son To Love Is To Live, Jehnny Beth revient avec un nouvel album solo. Finie la pandémie, la voici enfin à la tête de concerts en tête d’affiche avec un disque frontal et profondément rock

Un nouveau départ

To Love Is To Live était un album radicalement différent, orienté vers l’aspect poétique de ton écriture et le spoken word. Ici, on a droit à un retour à un rock frontal. 
Le disque précédent sort en pleine pandémie donc on ne peut rien faire. C’était donc une sorte de deuil dans une période où c’est émotionnellement et financièrement compliqué. Quand les portes se ré-ouvrent, Johnny Hostile a l’opportunité de tourner avec Nick Cave et Warren Ellis. C’est la première fois où je le vois sur scène de cette manière, sans être avec lui pour John & Jehn ou quelques fois en première partie de Savages.
Je l’ai trouvé magnifique dans ce contexte multi-instrumentiste. Ensuite, on a enchaîné les premières parties avec Idles, Depeche Mode en Europe et les Queens of the Stone Age aux États-Unis avec les Viagra Boys. C’est dans cette tournée que l’on a découvert cette scène actuelle du métal / post-hardcore avec des groupes comme Scowl, Gel, Turnstile ou encore Korn qui tourne encore.
J’ai trouvé ça hyper inspirant et le public avait un rapport à ma musique en cohérence avec ce que je cherchais. C’était comme une symbiose et un grand réveil que j’attendais. L’album démarre donc sur cette intuition.
L’an dernier, Johnny Hostile m’avait dit qu’un album complet était fini et mis de côté. 
Je n’en parle jamais car personne ne le sait mais oui, ce disque s’appelle Stranger. Il y a une seule copie vinyle dans le monde que j’ai édité pour le designer de la pochette, Brian Rottinger. Il a aussi réalisé la pochette de You Heartbreaker, You et a travaillé aussi bien avec le hardcore qu’avec Liars, Rihanna et Jay-Z.
L’album était fini de A à Z mais on n’a jamais trouvé d’acheteur. Avec mon manager, on cherchait à comprendre pourquoi. J’avais réalisé un court-métrage pour accompagner ce disque qui avait été présenté au festival de Cannes mais tout ça semblait trop dissocié du projet Jehnny Beth et les maisons de disques n’arrivaient pas à savoir comment le vendre.
Jusqu’à mon réveil sur scène et ce sentiment d’urgence et on a pu s’y mettre.
Des morceaux comme ‘Amazing Life‘ ou ‘More Adrenaline‘ qu’on entend dans ton EP live font donc partie de cet album non publié ?
C’était bien ça !

Ce nouvel album est très direct, il ne comporte pas d’interlude et peu de temps mort. C’était aussi une envie dès le départ d’avoir cette orientation ?
To Love Is To Live était un album concept, cinématographique donc c’était important d’avoir quelque chose qui s’étire, un fil narratif. Pour ce nouvel album et cette envie, je savais que Johnny Hostile était le meilleur collaborateur. Il fallait que je me rapproche de lui artistiquement. C’est quelqu’un qui sait resté concentrer sans se laisser distraire par le monde extérieur. Il est capable de se laisser inspirer sans être influencer et reste lui-même en toutes circonstances. Cette intégrité était nécessaire pour moi et pour l’album.
On se connait depuis 20 ans, c’est lui qui m’a mis le micro dans la main. Je faisais du théâtre, j’avais fait un premier film et j’avais eu un petit groupe mais c’est en le rencontrant que j’ai trouvé mon identité d’artiste. On est partis rapidement ensemble à Londres où on était en coloc : on mangeait, dormait et répétait dans cette chambre. Au détriment de nos colocataires. (rires)
Je me souviens d’un jour où je lui disais que je n’étais pas artiste et il m’a demandé ce que j’étais alors. À l’époque pour moi artiste, c’était être reconnu. C’est lui qui m’a fait comprendre que tu peux être artiste avant même que les autres ne te voient. Ça a été hyper important de le comprendre et ça a changé ma vie.

Un album en duo

L’album a donc été écrit par toi et composé par lui ?
Il l’a composé et a joué tous les instruments. Je ne te raconte pas le talent du gars. Il se lève et pond 40 riffs, c’est une machine.
Très drôle pour quelqu’un qui confiait ne pas être à l’aise à la guitare et de ne pas vouloir en faire lors de la tournée avec Nick Cave.
Je lui ai demandé de revenir à la guitare et qu’il compose avec. Il peut avoir un côté très bruitiste ou alors influencé par Gang of Four mais il est très bon aussi en chorus gig ou dans les titres à la Deftones. On a donc avancé comme ça et le mode de fonctionnement changeait selon les morceaux. Pour ‘No Good for People’, j’avais le refrain en tête donc je lui ai chantonné pour qu’il ait cette piste pour démarrer. 
Le premier titre fini, c’était ‘Obsession’. Ça a posé l’ADN de l’album en termes de contraste avec cette dynamique entre le cri et le chuchotement qui était intéressante. J’étais à Los Angeles à cette période, chez Atticus Ross. Il a composé sur le premier album et on est restés amis. Quand on va là-bas, on est chez lui. Lui et sa femme sont très généreux et Atticus m’a prêté son studio puisque lui va tous les jours chez Trent Reznor pour travailler en partant le matin pour revenir le soir. Du coup, Johnny m’a envoyé la démo d’Obsession et j’ai enregistré mes voix chez Atticus.
Pour en savoir plus sur le sémillant Johnny Hostile et ses multiples projets, notre podcast ci-dessous revient en interview sur leur parcours commun avec Jehnny Beth ainsi que ses aventures en production et en solo. 

L’écriture pour toi, c’est non stop ? Tu es très active via tes projets et aussi via des featurings. Je pense aussi à ces pensées sur format de notes que tu partages de temps en temps sur Instagram. 
J’écris tous les matins. Ça peut être 15 minutes comme une heure. Pour les 20 things I’ve noticed, je les poste une fois que j’ai le nombre requis et ça me permet de garder un sens de l’observation. Le réel est pour moi révélé par les mots. Depuis Savages, j’écris un manifesto par album afin de rassembler le projet et les collaborateurs sous une idée directrice. J’aime utiliser les mots comme des flèches, droits dans la cible. 
J’aime la poésie pour ça. Dans une autre interview où on me recommandait des livres, on a parlé poésie et l’interviewer me disait qu’elle n’accrochait pas trop à ça. Mais c’est aussi parce qu’on nous l’a vendu comme quelque chose de mièvre, doux, par cœur et chiant. Alors que la poésie, c’est à la hache que ça se lit. Ça peut fendre un cœur et être hyper violent. C’est pour cette raison que j’aime bien commencer un livre de poésie par la fin. Si elle est efficace, elle peut se lire quelle que soit la chronologie.

Quelles sont les notions derrière You Heartbreaker, You ? 
Sur le précédent, c’était presque résumé dans le texte de Cillian Murphy avec la notion d’infiniment grand et infiniment petit. Ici, c’est de dire que les choses ne sont pas si compliquées que ce qu’elles ne sont. On vit dans un monde capitaliste qui nous fait croire que tout est compliqué donc il faut payer quelqu’un pour le faire à notre place. Il a été très important de comprendre qu’il fallait simplifier les choses à leur essence pour se rendre compte que ça ne prend pas autant de temps et d’effort que l’on peut croire. Que ça peut être amusant aussi.
De se faire confiance à soi-même, c’est important aussi. A un moment, on a travaillé avec beaucoup de collaborateurs comme Atticus par exemple et c’est en se regardant à deux que l’on s’est demandés si on était capables de le faire.

Dans cette idée, il faut aussi être capable de toujours se renouveler parce que vous avez l’habitude de changer régulièrement de projet. Ce qui n’est pas évident de refaire connaître un nom au public et ré-émerger.

C’est via Johnny Hostile, il est très confortable avec la notion de page blanche. Il adore avoir tout à faire.

Comment s’est fait la rencontre avec le label Fiction Records ?

Jim Chancellor qui est le patron du label avait travaillé avec nous sur le disque précédent lorsqu’il était chez Caroline Records.

On était frustrés car nous n’avions pas pu faire ce que nous voulions vu le contexte. C’était la première personne à qui je voulais faire écouter l’album donc il est venu au studio à Angoulème avec mon manager John Silva. Il a aimé le disque et ça s’est arrêté là : on a signé pour deux albums et je ne voulais pas voir d’autre personne.

Expériences de scène et exercices vocaux

Placebo, DM, Interpol, Queens of The Stone Age : sacré tableau de chasse de premières parties entre 2022 et 2023 !
Quelle est la chose la plus surprenante que tu aies vécu sur ces dates ? Et bravo pour avoir réussi à emballer la fosse du stade de France…

C’est une belle salle à jouer le Stade de France, très agréable. Avec l’équipe de Depeche Mode, je ne pouvais pas utiliser la rampe qui rentre dans la fosse. Ils avaient mis une ligne que je ne pouvais pas dépasser. Je m’amusais donc à mettre un pied au niveau de cette ligne et je regardais le stage manager droit dans les yeux. Ca l’énervait au plus haut point mais ça m’amusait beaucoup. (rires)

Tu vas enfin pouvoir être en tête d’affiche avec ton projet solo. Les dates dont on vient te parler étaient en configuration trio et très électronique. Comment vous préparez cette mouture ?

Ce sera plus organique, on sera sur une configuration guitare/basse/batterie. On a déjà commencé à répéter et on reprendra cet été. Je voulais marcher sur la ligne de la catastrophe. Sans les backing tracks, tu peux tester des choses, étirer les morceaux.

J’aime bien sentir que tout peut se casser la gueule à n’importe quel moment. Cela va bien avec l’énergie de l’album où la voix peut casser. J’ai essayé d’étendre ma technique sur la voix en prenant des cours de fry notamment. Je me suis renseigné pour ne pas me faire mal, c’est très technique. J’en ai parlé avec la chanteuse de SCOWL qui me disait avoir mis un an pour avoir trouvé son cri et c’est génial et très personnel ce qu’elle fait. Le cri hardcore est très aigu, c’est difficile à faire. Je voulais trouver mon cri et avoir quelque chose d’artistique.

Je ne voulais pas être Mike Patton parce que je n’y arriverais pas tout simplement.

Il y a beaucoup de modulations sur ta voix dans ce disque. Comment tu as fait travailler et fait évoluer ta voix dans la durée ?

J’apprends par moi-même d’abord et ensuite, je cherche quelqu’un car j’ai envie de progresser et d’avoir une rencontre. Pour Savages, c’était un peu la même démarche. J’avais un style de voix en tête comme celles de Johnny Rotten et de Siouxsie. De la répétition, que l’on retrouve chez Michael Gira des Swans ou British Sea avec qui on avait beaucoup tourné à l’époque à Londres.

Pour ce disque, les influences vocales étaient Mike Patton, Jonathan Davis et Chino Moreno.

Je voulais évoquer la complémentarité entre tes différentes disciplines. La boxe a impacté ton jeu de scène en termes de posture et de mental. Est-ce que ta carrière d’actrice a influencé ta musique ?

C’est difficile car je ne suis pas engagé par des réalisateurs qui cherche Jehnny Beth pour leur film. Ils veulent au contraire me normaliser. Aussi, cela a tendance à changer mais les réalisateurs et réalisatrices ne connaissent pas forcément ma carrière musicale donc il y avait une césure entre ces deux mondes. Ils peuvent parfois se dire que je n’ai pas froid aux yeux mais cela ne va pas plus loin. Sur Anatomie d’une chute, mes amis musiciens sont surpris car ils voient une actrice, pas Jehnny Beth.

Par contre, le théâtre a été fondateur pour moi et ça a été très utile pour Savages. Avoir conscience d’un plateau, de la distance avec les gens, la conscience de son corps tout simplement, tout ça je l’avais en moi.

Demain, c’est la douzième édition d’Echoes ton émission sur Arte. La programmation est toujours en avance et complètement dingue. Comment vous vous y prenez pour organiser tout ça ? Vous avez Walter Films à la réalisation, Johnny Hostile à la programmation mais on se doute que ça réclame un paquet de gens et beaucoup d’allers retours, non ?

On commence à travailler lorsqu’Arte nous donne le feu vert. On a avait 3 émissions par an au début, on est maintenant à une. Les médias culturels referment vraiment les vannes, on essaie d’expliquer que c’est important et qu’il y a place pour en faire plus mais c’est compliqué. Après, c’est une émission qui coûte cher donc c’est le budget qui coince. Je ne me plains pas de la chaîne pour autant parce qu’il n’y a qu’eux qui font ça.

Pour nous, c’est une mission. La contre-culture est sous-représenté dans les médias mais il y a un public. Les places pour Echoes partent en deux minutes. C’est notre scène, les artistes veulent faire l’émission et nous contactent directement. Sextile a fait l’émission et a rempli le Trabendo dans la foulée.

On avait fait une émission sur Beats 1 pendant deux ans donc. L’idée de l’émission télé m’est venue lorsque j’étais avec Gorillaz pour le morceau ‘We Got The Power’ où l’on a joué au talk-show anglais du Graham Norton Show. Noel Gallagher ne voulait pas faire l’interview donc ils m’ont demandé de le remplacer une heure avant. Le plateau était dingue : tu avais Jessica Chastain et d’autres grands noms du cinéma. On a eu droit à deux minutes à la fin alors que c’était Damon Albarn, merde ! C’est ce qui m’a donné envie de donner plus de place aux artistes.

Fine ligne entre se satisfaire de ce qu’on a et râler de ne pas avoir plus mais on en revient à la culture alternative en France qui n’a jamais été trop présente… En y réfléchissant, j’ai l’impression que tu es la seule artiste en France féminine ou masculine à porter autant de casquettes. Un statut de touche-à-tout qui est plutôt réservé aux entertainers à l’américaine. 

Ma référence sur ce point, c’est Henry Rollins qui pouvait naviguer entre Black Flag, l’animation d’un show pour MTV, le stand-up et l’écriture de livres. Les ponts vont se faire. C’est plus un truc de jeunes : on le voit avec le casting de Stranger Things qui ont des projets musicaux et font des tournées.

Le statut de trait d’union

Entre l’animation d’Echoes et ta carrière de chanteuse, tu fais figure de trait d’union entre l’ancienne génération et la nouvelle. Je fais partie de ceux qui pensent que la musique à guitares ne s’est jamais aussi bien porté en termes de variété et de nombre d’artistes à découvrir. Comment tu le sens toi en tant qu’artiste aujourd’hui ? 

C’est juste, je suis d’accord : on est dans une période hyper diversifiée avec des groupes comme Enola Gay qui allaient dans les raves party mais qui ont décidé de faire un groupe de post-punk avec un chant rappé. A l’époque où Savages est arrivé, il n’y avait pas de communauté, on se sentait seules. On est arrivés dans le cimetière de l’indie rock.

La scène d’aujourd’hui était en partie à nos concerts. King Krule était dans nos pogos à Londres à 16 ans. Comme Joe Talbot d’IDLES qui nous a vu à Bristol en première partie de Massive Attack. On est devenus amis par la suite à la sortie de Brutalism et on a participé à nos projets communs… Savages a frappé si fort que l’on n’a jamais joué devant une salle vide. C’est pour ça que je n’ai pas peur de jouer devant une salle pleine. Au contraire, j’ai envie d’y aller. C’est pour ça que tu es là. La salle vide, ça réveille des traumatismes. (rires)

Savages est aussi né du fait que je voyais beaucoup de groupes regardaient leurs pompes en concert et je m’emmerdais à regarder ça. Le business avait tout mangé. Des groupes montaient sur scène parce qu’on leur avait demandé mais ils ne cherchaient pas un public. C’est pourtant la première chose que je dis aux artistes. Ils ont tendance à prendre la situation à l’envers et de se dire qu’il leur faut une structure, un manager, etc.

Tu es connue pour ton interprétation live, tu es capable de faire bouger les fosses même lorsqu’elles ne te connaissent pas. Mais toi, quels sont les groupes aujourd’hui qui te font te déplacer en tant que spectatrice ?

J’ai un super souvenir de l’Alexandra Palace des IDLES à Londres où on est allés dans le pogo avec ma meilleure pote. Même quand on tournait ensemble, je vais dans la foule. Les concerts, c’est une des meilleures inventions au monde. Ce moment présent, ça se suffit à soi-même, il n’y a pas besoin de surligner quoique ce soit.

Quelle est la dernière chose qui t’ait fait rire ?

Intéressant que tu me poses cette question. Je suis entourée de gens drôles, j’adore ça et je me suis rendu compte que je sélectionnais mes amitiés comme ça. Les gens qui me font rire restent dans ma vie pour toujours. Johnny Hostile n’a pas l’air comme ça mais c’est l’homme le plus drôle du monde. Il me tord de rire. Parfois, j’ai des potes hilarants, je rencontre leur partenaire et je me rends compte qu’il ou elle ne rit pas à son humour. Ca me questionne beaucoup. (rires)

L’album parle aussi du fait que la vie est une densité d’émotions et qu’elle peut être très fatigante. Le rire est une force, surtout dans les épreuves. C’est vital. Mais tiens, c’est ta dernière question mais tu ne m’as pas parlé de l’arrêt ou du possible retour de Savages ?

Par correction et parce que j’estime que si vous n’y retournez pas, c’est que les raisons sont suffisamment bonnes.

C’était un projet qui devenait compliqué à continuer et qui nous réclamait beaucoup d’énergie. On rencontrait de l’animosité et il a fallu qu’on décuple nos efforts pour y arriver. Ce n’était pas toujours facile pour tout le monde au sein du groupe.

Enième nouvelle corde à ton arc, tu assures des DJs sets maintenant et bientôt au Glastonbury ?!

J’avais longtemps mal considéré les DJs en me disant qu’ils ne faisaient pas grand-chose et que pourtant ils étaient payés plus que nous. Mais en réalité, ça nécessite quelques skills et c’est très drôle à faire. (rires)

Prête à conquérir à nouveau les fosses, Jehnny Beth sera sûrement partout dans les prochains mois et vous feriez bien d’être dans ses parages. Sincère, passionnante et constamment en mouvement, on recommande bien sûr son You, Heartbreaker You disponible dès le 29 août chez Fiction Records.

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