Interview ☭ Sharko

Petit cours d’histoire musicale. C’est à la fin des années 90 que le « rock belge » connaît l’un des phénomènes musicaux les plus originaux. Des groupes nés dans le « plat pays », à l’énergie et à l’envie créatrice exacerbées, déferlaient alors sur nos ondes. dEUS, Zita Swoon, Venus, Kiss My Jazz, Evils Superstars sans oublier Sharko sont ces quelques groupes d’une liste interminable.
C’est à l’occasion de son concert, le 31 mars dernier, au Grand Mix à Tourcoing, que nous avons pu nous entretenir avec un des coupables de cette invasion musicale belge : Sharko, qui nous revient plus fort que jamais avec la sortie de son quatrième album, Molecule.

Tout d’abord, pourrais-tu présenter brièvement (Sharko et son parcours musical aux lecteurs de Visual ?
David Bartholomé (chanteur de Sharko) : Premier album (Feuded), il y a dix ans à peu près. Très brut, très fracturé. Deuxième album (Meeuws) avec Teuk, le guitariste. Une autre écriture, un son plus pop. Troisième album (III) définitivement plus pop mais toujours bricolé. Quatrième album (Molecule) bien ancré dans le son rock avec une noirceur et une lourdeur dans l’air du temps.

Lorsque l’on parle de Sharko, on ne peut s’empêcher d’évoquer la scène musicale belge des années 90 dont vous êtes issus (dEUS, Zita Swoon, Venus…). Le groupe y occupe d’ailleurs une place importante à en croire le succès en Belgique du nouvel album Molecule et le concert sold out du 26.01.2007 à l’Ancienne Belgique à Bruxelles. Peux-tu nous en dire plus sur ton sentiment face à cette scène belge ?
D. B. : Qu’est-ce que j’en pense de la scène belge ? Il y a indéniablement une énergie, une envie de transparaître et une envie d’exister. Cette semaine, j’ai fait un colloque sur la différence entre le rock belge et le rock français avec un mec et il disait à quel point le rock français était pauvre. C’est une question de culture, je pense que vous n’avez pas encore eu votre dEUS à vous. Vous avez un énorme groupe, Noir Désir, qui a emmené beaucoup de gens derrière lui. Depuis, il y a probablement moins de courants. Un des groupes les plus intéressants pour moi sur la scène française, c’est les Rita Mitsouko, des années 80. Il y avait vraiment une énergie et pas l’écriture française. Pas du style : « On va écrire parce que face à nous il y aura des intellectuels de gauche ou de droite » mais dans le sens où les phrases sont bien pondues. Les Rita Mitsouko, dans les années 80, c’était du ludique. « Dis Andy ! ». C’est ça, vous les Français, que vous avez perdu. On se pose beaucoup moins de questions au niveau du rock en Belgique. C’est plus une énergie.

C’est plus une question de feeling ?
D. B. : C’est parce que c’est aussi dans la culture. Des gamins qui font un groupe et qui ont dix huit ans, qui écoutent dEUS, Venus et qui se disent que, si eux ils l’ont fait, alors pourquoi pas ? C’est comme dans le sport avec toutes ces petites filles qui regardent Laure Manaudou et qui se disent : « Ouah, je vais faire de la piscine ! ». Et c’est là que ça démarre.

Quel est le groupe que tu préfères et celui que tu apprécies le moins dans cette scène belge ?
D. B. : J’aimais bien, ils sont peut-être un peu moins rock, ce sont les Soldout. Ils avaient une bonne énergie. Girls In Hawaï, évidemment, qui sortent du lot. Sinon, il y en a vraiment beaucoup.

Le nouvel album Molecule est sorti en France courant mars. La presse spécialisée française est unanime pour dire que cet album est franchement réussi. Tu es fier de cet engouement ? Ça te fait quoi ?
D. B. : Comment t’expliquer ? Derrière ça, il y a quand même dix ans de travail. C’est pas une énorme surprise. Évidemment le public découvre mais derrière ça il y a des heures et des heures de travail. C’est moins vécu avec l’euphorie et la félicité que tu peux ressentir de l’extérieur.

C’est comme un aboutissement ?
D. B. : C’est comme les fruits, tu vois. Les gens passent et disent : « Ho y a des pommes ! ». Mais ils oublient que les pommes sur le pommier, elles ont demandé des mois de culture. Donc oui, on est content, mais c’est proportionnel au travail. En ce sens, je plains les gars de la Star Ac’ qui sortent un disque au bout de quatre semaines et qui sont au sommet et après c’est la chute. Il n’y a pas d’évolution, il y a moins de travail. Même s’il y a du travail derrière…

Avec cette presse élogieuse, David, est-ce que tu comptes toujours signer tes autographes en utilisant le nom de Tom Barman (ndlr : compositeur, chanteur et guitariste de dEUS) ?!
D. B. : Ça m’arrive moins souvent. Je signe « Dafit » par rapport à la prononciation de mon prénom dans certaines parties de la Belgique. David, Dafit !

Outre cette capacité à créer des mélodies simples mais outrageusement prenantes, l’un des éléments de la qualité du nouvel album, c’est la production puisque vous avez fait appel à Dimitri Tikovoï (Placebo, The Horrors, Goldfrapp) ? Comment s’est passée la collaboration ? Qu’a-t-il apporté au son Sharko ?
D. B. : C’est un peu comme quand t’es dans une petite équipe de foot. Et que tu te dis qu’on a un entraînement le mardi et un le jeudi et qu’on joue samedi. C’est chouette mais on a plus d’ambition, on aimerait aller jusqu’en finale de la Coupe de France. Et alors on te dit, pour ça il te faut un bon entraînement et un bon entraîneur et tu vas faire un stage à Arsenal, à Manchester. Et là, tu vois débouler la grosse artillerie, les soigneurs, les kinés. Tu vois le docteur, tu vois l’entraîneur qui te fait courir dans tous les sens, qui te fait faire quarante fois le tour du terrain, qui te fait faire cent vingt pompes. T’as mal partout, tu découvres que t’avais des muscles à certains endroits et le mec, il te pousse, il te pousse, il te pousse. Et il t’entraîne tous les jours comme une bête et les deux entraînements suivis des dix bières le mardi et le jeudi c’est fini. Donc l’évolution à ce niveau là, c’était hallucinant.

C’est une rigueur de travail, des méthodes ?
D. B. : Oui. C’est nous faire courir, nous faire répéter, nous faire jouer tout le temps. Et puis avec des exercices, changer de tonalités, plus ou moins rapides. Un vrai travail, alors qu’on n’avait pas cette mentalité là. Si on pouvait jouer la carte de la surprise. Un boulot énorme, à l’anglaise.

Dans la bio disponible sur le site web du groupe (www.sharko.be), on peut lire que l’année 2006 n’a pas semblé être des plus joyeuses (« Après une année sombre à lutter contre la dépression, à affronter ses démons jusqu’à épuisement, David retrouve in fine un vital désir de musique. Traversant une crise qui a failli anéantir le groupe… ») Qu’est-ce qui t’a redonné l’envie de composer ? Qu’est-ce qui t’a influencé et qu’est-ce qui t’influence en règle générale dans la création des morceaux ?
D. B. : Je dirais que quand tu traverses quelque chose comme ça, il n’y a rien qui peut t’aider. Y a pas d’influences. L’influence, c’est d’être confronté à soi même. Je parle de l’écriture des chansons. C’est de se dire : « Je ne sais plus écrire de chansons ». Et il faut le raconter. Et se permettre ce regard franc sur soi même, c’est très difficile. Je ne pensais pas être capable de ça. Et ça s’est traduit tout de suite dans les paroles de chansons. J’arrêtais pas de dire à Teuk : « Les paroles ne sont pas fixées, ne t’inquiète pas » et je lui disais tout le temps : « N’écoute pas ce que je dis ». Et au final il a trouvé ça pas si mal. Je jouais « No more I give up, I give up no more » et il trouvait ça intéressant. Ensuite il me disait pareil pour « I need someone » alors que pour moi il n’y avait rien de plus banal. I love you, I want you, I need you.

C’est un peu cliché, mais tu as réussi à mettre quelque chose derrière?
D. B. : Je pouvais même pas imaginer que je pouvais accepter ça.

Et au final, il y a eu un élément déclencheur qui a relancé tout ça ?
D. B. : Des petits éléments, des petits paramètres. L’un des paramètres, c’était Teuk qui voulait qu’on répète depuis des mois et je lui disais : « Teuk, j’ai pas de paroles, j’ai pas de chansons ». Et on organise une répèt’ et là il me dit : « Elles sont bien tes paroles ». C’est une prise de conscience. Ça te permet d’avancer. C’est un petit paramètre mais il y en a d’autres. Tu fais écouter une chanson à quelqu’un et le type te dit : « Ça sonne ». Ou le fait qu’on ait envoyé les demos à Dimitri et qu’il n’ait pas trouvé ça nul. Il ne s’est pas dit : « Ah, un petit groupe belge, je vais m’amuser… ». Non, il s’est dit : « Il y a quelque chose, il faut creuser ».

Ce retour a été plutôt positif alors. Ca a donné l’envie de continuer et d’approfondir les choses.
D. B. : Oui, on peut dire ça comme ça.

Depuis le premier album, on sent une évolution dans le style de Sharko. Au début, on sentait un côté très  » bricolage  » (low-fi). Aujourd’hui, le style est plus carré, les chansons plus construites. Peux-tu nous en dire plus ?
D. B. : Je pense que c’est une volonté d’aller vers la simplicité. Parce qu’il n’y a rien de plus compliqué que de faire simple. Pour faire simple, il faut avoir les bons éléments aux bons endroits. Sinon, tu vas trouver qu’il y a un déséquilibre et tu vas vouloir combler. Par exemple, si tu es décorateur d’une pièce, tu vas te dire en rentrant : « Bien voilà, dans cette pièce-ci, il faut un canapé et une table ». Et tu vas te dire que ça suffit peut être pas. Alors tu vas rajouter un cadre là, une peinture là, une petite lampe de chevet là et puis tu vas vouloir rajouter une chaise, un fauteuil, un tapis et tu vas te dire que c’est la couleur des murs qui va pas parce que le tapis il va pas avec. Finalement tu as une pièce bondée de trucs et qui aura peut être de la personnalité. Mais à la base, il y a la simplicité et il faut se dire que c’est ta pièce et qu’un canapé et une table suffisent. Mais pour ça il faut les bons éléments. Il faut le bon canapé qui soit pas dégueulasse. Et que les gens, quand ils rentrent dans la pièce, ne se disent pas : « Ah quel vilain canapé ». Parce que si t’as le bon canapé, il ne te faut pas trois chaises à côté. Et ça c’est difficile à établir.

Parmi les quatre albums que Sharko a sortis, quel est celui dont tu es le plus fier et pour quelles raisons ?
D. B. : J’ai un petit faible pour le deuxième (Meeuws), parce qu’il y avait des chansons un petit peu spéciales. Un petit peu alternatives, indépendantes, assumées. Et le son était derrière aussi. Et puis, il y a vraiment des bonnes chansons sur cet album.

On ressent également une évolution dans l’approche visuelle du groupe tant dans les pochettes d’album que dans les vidéos passant d’un caractère assez humoristique (Spotlite) à une image un peu plus glauque (Sweet Protection). A quoi correspond cette évolution ? Quelle image, dans le groupe, souhaitez-vous montrer par ces choix esthétiques ?
D. B. : Très franchement, on se pose pas la question comme ça. C’est la musique qui indique le type de couleurs. Par exemple, on n’aurait jamais pu faire une pochette ou un clip en noir et blanc avec un loup sur une chanson comme Spotlite. Ça ne cadre pas. Tu peux te le permettre sur Sweet Protection. Quand on cherchait des pochettes, j’avais en tête un type de graphisme plus simple. Mais y a pas de questions à se poser. Il faut que ce soit plus radical, plus franc.

D’où l’idée que vous soyez pour une fois sur la pochette ?
D. B. : Qu’est-ce qui est simple, franc et radical ? C’est simple, une photo de nous en noir et blanc. Et ça, ça vient de l’album, c’est pas très intellectualisé.

Vous entamez la tournée française pour la promo de Molecule. A quoi peut-on s’attendre de vous sur scène ? Est-ce que vous allez, comme dans la plupart des spectacles précédents, cultiver cette forme d’humour qui est la vôtre ?
D. B. : Vous pouvez vous attendre à de la simplicité. On a fait quelques try-outs, des concerts de chauffe. J’avais l’impression qu’on manquait un peu d’humanité, de contact avec le public. Et les deux derniers concerts se sont bien passés à ce niveau là. De temps en temps, ça manque d’humanité et j’ai là quelques exemples français. Je pense que les gens seraient peut-être plus indulgents, s’ils voyaient que tu te donnes sur scène plutôt que d’avoir un bon son, que tu joues bien, que tu chantes juste.

Ce rapport était déjà là auparavant mais il était sur un ton plus rigolard. Aujourd’hui c’est plus franc.
D. B. : Plus sombre oui.

Le groupe a d’ailleurs été en résidence au Grand Mix à Tourcoing pour préparer cette tournée. Dans le cadre de cette résidence, vous avez également collaboré avec l’ERSEP (École Régionale Supérieure d’Expression Plastique à Tourcoing) pour la réalisation d’un clip… Est-ce que c’est votre première expérience de résidence ? Qu’est-ce que ça vous a apportés ?
D. B. : C’était super touchant. C’est pas la première fois qu’on fait une résidence. Mêler le social et le culturel. C’était la première fois qu’on travaillait avec des femmes en difficulté. Les faire travailler sur l’assurance, la confiance en soi. Plus que sur le chant au final. Parce que tout le monde chante. Les faire monter sur scène, leur insuffler de l’assurance et qu’elles aient une énergie dans le ventre et ne plus avoir peur de leur conjoint. Ne plus avoir peur d’elle même, de s’affranchir et de dire : « J’existe ». Et puis travailler avec les enfants, c’était incroyable aussi. Et avec les étudiants de l’ERSEP, on verra le résultat tout à l’heure, ils ont fait un clip pour la chanson Trip.

Avec les enfants de l’école Michelet, ça a donné quoi au final ?
D. B. : Un morceau rap. Eux avaient choisi les percussions, les morceaux qu’on allait sampler. On voulait aussi leur expliquer un peu ce que des gens comme Diam’s faisaient. Prendre des morceaux de musiques, quelques qu’ils soient et d’en faire des boucles, des parties et de mettre un rap dessus.

On vous sait amis des stars comme on peut le remarquer sur votre site web avec les photos du groupe accompagné de Lemmy de Motorhead, Benoit Poelvoorde, Stéphane Bern, Jean Rochefort ou encore Jean-Claude Vandamme… ?! Quelles sont les personnalités que tu aimerais rencontrer aujourd’hui ?
D. B. : François Hollande. Pour savoir comment il vit ce qu’il vit.

Savoir ce que ça fait d’être la future première dame de France ?
D. B. : Oui, c’est ça (rires). Mais aussi des gens comme Simone Weil. Mais évidemment, tu te rends compte que c’est pas parce qu’on n’est pas sur une scène qu’on n’est pas intéressant. Il y a des rencontres, des gens. Par exemple les femmes avec qui on travaille, elles en ont rien à faire d’être sur scène, c’est pas du tout dans leur mentalité d’être sur scène. Dans ce qu’elles disent, de ce qu’elles vivent, c’est très enrichissant.

Pour conclure, un petit mot pour les lecteurs de Visual ?
D. B. : Eastpack… (ndlr : euh ok, humour belge quand tu nous tiens !)

Merci à David Bartholomé pour avoir accepté cet entretien, à François, régisseur de Sharko et au Grand Mix de Tourcoing. Big up à Caroline et Nico. Merci les Dudes !
Tof© Mathieu Drouet 2006