Christopher Owens – Lysandre

J’ai tenté le coup de l’intro émotionnelle pour la chronique de Eels et le résultat m’a foutu de mauvaise humeur. Je suis même limite consterné… N’est pas TGC qui veut. Alors pour ce bel album de Christopher Owens on va faire autrement et s’en tenir à une méthode beaucoup plus pragmatique.

Les singer-songwriters ont toujours fait partie du panorama musical sans que l’appellation veuille dire grand chose (mis à part auteur-interprète, bien entendu). Dans l’inconscient collectif, le terme ne désigne rien de concret si ce n’est le vague concept d’artiste solo, avec toutes les idées reçues et faux semblants que cela implique. Lou Reed est-il devenu un authentique singer-songwriter quand il a quitté le Velvet Underground? Peut-on considérer Dylan comme le prototype de la catégorie juste parce qu’il portait sa guitare en bandoulière et se fringuait à sa guise tandis que Lennon et McCartney jouaient encore en uniforme?…

Voici donc Lysandre, premier album solo et début officiel de la phase singer-songwriter de l’ex-leader de Girls, excellent groupe séparé en juin 2012 après deux albums et un EP largement salués comme le travail d’altruistes du rock alternatif. Comme le veut le cliché, le penchant rock de Girls disparaît presque entièrement et laisse la part belle au côté plus intimiste d’Owens, plus fantaisiste et libre que jamais du reste, mais cet album est à peu près aussi légitime dans son évolution que l’était le Transformer de Lou Reed suite au Loaded du Velvet Underground. Deux façons distinctes d’être brillant tout en restant soi-même, ou comment survivre artistiquement à un groupe déjà très versatile sans tourner en rond. Rien de bien compliqué pour un singer-songwriter aguerri, en principe, mais on ne compte plus les échecs cuisants ou les fausses réinventions. Parfois le statut de singer-songwriter s’avère lourd à porter (en plus de la guitare en bandoulière).

Plus qu’une rupture ou une réinvention, Lysandre s’impose comme une évolution naturelle à défaut d’établir une direction claire pour les futures créations de son auteur. C’est aussi la confirmation de ce qu’on soupçonnait de plus en plus: Owens régnait presque sans partage sur son ex-groupe, qui n’a jamais réussi à se consolider autour de membres permanents en-dehors de son acolyte JR White. Si l’on était inconsolable lorsque Girls s’est séparé, il y a peut-être de quoi se réjouir aujourd’hui en réalisant qu’un vrai singer-songwriter tenait la baraque à lui tout seul.

Mais revenons-en au disque. Owens est du genre à surprendre tout en restant cohérent, et ses choix sont ici à la fois farfelus et exécutés avec intelligence, comme ce leitmotiv musical joué à la flûte en introduction, à la manière d’un ménestrel, puis repris à outrance tout au long de l’album et interprété par différents instruments selon les variantes stylistiques des chansons. On a beau se faire à l’idée, chaque nouvelle intervention du thème est aussi saugrenue qu’évidente et nous replace dans la narrative du disque. En effet, Lysandre propose une histoire continue que l’on pourra qualifier d’autobiographique, comme à peu près tout ce que nous a chanté Owens jusqu’à présent. C’est en tout cas l’inévitable impression que nous laisse la sensibilité à fleur de peau du chanteur.

Le développement de ce conte moderne semble retracer les débuts de Girls et une histoire d’amour en parallèle, mais cette approche ne se fait aucunement pesante puisque les dix titres et deux ou trois interludes ne dépassent pas la demi-heure. D’un point de vue musical on reste fermement dans un éventail d’influences légères entre pop et folk, une touche latine sur Riviera Rock en prime. Le caractère sincère et désuet de l’ensemble fait souvent penser aux confessions romantiques d’un jeune Leonard Cohen ou à Jonathan Richman, autre grand sentimental, tandis que le groove et les cuivres de titres comme New York City et Here We Go Again sont indéniablement dans la lignée de l’album Rock n’ Roll Heart de Lou Reed, la causticité en moins. Autant s’arrêter là dans le jeu des références, car Owens se montre comme à son habitude particulièrement dégourdi et malin à l’heure d’intégrer une multitude d’éléments éclectiques et disparates dans ses compositions. Retenons simplement que le tout baigne dans une humeur douce-amère qui tourne le dos aux tendances maniaco-dépressives du dernier disque de Girls Father, Son, Holy Ghost: pas de Vomit, et encore moins de Die en vue.

What if I’m just a bad songwriter and everything I say has been said before? se demande-t-il sur Love is in the Ear of the Listener, le genre de jolie petite ritournelle typiquement Owensienne qui ferait passer n’importe quel autre interprète pour un comique, volontaire ou non. Le charme de Lysandre réside justement en grande partie dans cet équilibre fragile et dans la capacité de son auteur à convier en toute franchise les émotions les plus simples sans craindre le ridicule, une mise à nue déjà mille fois observée du temps de Girls mais qui continue de porter ses fruits. Cette petite demi-heure de musique s’avère peut-être un poil trop succinte et semble peu consistante suite au plus robuste Father, Son, Holy Ghost (même l’EP Broken Dreams Club de 2010 est plus long) mais cette critique paraît bien futile devant la vitalité de l’artiste et de ses chansons. Pour un premier album solo l’assurance d’Owens est bluffante et Lysandre est un vrai plaisir pour les oreilles, arrangé avec goût et élégamment produit. Autrement dit c’est le travail d’un singer-songwriter dans le sens noble du terme, l’un des meilleurs du moment, ou du moins l’un des plus candides et originaux.