Nick Cave ☭ PLAYFIST

Dix-sept albums, un side-project, des BO de films, un livre et des scénarios. Nick Cave, c’est une oeuvre pharaonique sur laquelle nous avons décidé nous pencher. Avec difficulté. Ponctuée de longues périodes où il creuse à travers un style avant d’en faire le tour et d’évoluer vers un nouvelle direction, l’artiste est prolifique, omniprésent et parfois redondant. Des débuts punks à son goût pour les balades au piano au rock fiévreux à la thérapie sur disque, notre playlist finale s’attarde sur les moments plus mouvementés de sa discographie.

Un premier album transitoire, vase clos et sieste(s) autorisée(s).

From Her To Eternity débute avec une cover de Leonard Cohen (« Avalanche« ) et on y retrouve malgré tout l’ambiance théâtrale de The Birthday Party. Avec le même interprète et Mick Harvey aux manettes, le suspense était mince. « Cabin Fever » est l’un des premiers titres à nous dévoiler le potentiel de la bête. Avec sa mélodie entêtante et entêtée et un Nick Cave qui semble se débattre avec les multiples personnes qui peuplent son crâne, on se retrouve projeté dans un monde complètement cintré. Par rapport à leur groupe précédent, le son y est plus spacieux, moins rentre dedans et l’apport de Blixa Bargeld introduit des sonorités métalliques et distordues inédites. La différence se fait aussi évidemment dans la longueur des titres, quasiment multiplié par deux ici. Le son est construit autour d’une rythmique en toile de fond soutenu par quelques notes de pianos, des percussions et s’étirent jusqu’à épuisement avec l’ajout par touches impromptus de lignes de guitares et de basse. L’interprétation ou plutôt le jeu hystérique de Nick Cave habite le disque quitte à le déséquilibrer. Plus facile à écouter au casque que dans une pièce à l’air libre, ce premier disque est une curiosité posant les bases d’un groupe destiné à creuser et approfondir un univers musical à peine esquissé ici et qui paraît déjà dense et intense. Quitte à en faire trop et à perdre l’auditeur.

Blues, country, cabaret, The Firstborn Is Dead n’accélère pas la cadence mais intéresse a posteriori car il plante les graines de chansons qui aboutiront sur des albums 20 ans plus tard. De fait rétrospectivement, aucun morceau ne transfigure vraiment ce que les Bad Seeds proposeront. A part peut-être « Tupelo » qui ouvre le disque et est encore aujourd’hui un classique en live. Your Funeral… My Trial est du même tonneau : le groupe est là pour suivre la cadence derrière son leader : de la poésie mise en musique qui explique ce pourquoi il embrayera sur la musique de films au milieu des années 2000. Ce son sied parfaitement aux ambiances de western, bien que l’on s’y ennuie toujours un peu dans de très longs morceaux qui manque de changements de tempo. Cependant, ,il est rare d’y voir des disques portés à ce point par leur chanteur et l’influence de cette série d’albums est grande sur des artistes à venir comme PJ Harvey par exemple. Kicking Against All The Pricks est un album de covers sur lequel on passe rapidement pour atterrir sur Tender Prey qui s’ouvre sur un autre classique « The Mercy Seat« . Repris par Johnny Cash et considéré comme l’une des premières pièces maîtresses de Nick Cave. C’est aussi le disque où la musique se veut plus ambitieuse et dispose enfin de son propre espace. Moins occupé par un Cave omniprésente, on y retrouve des morceaux plus up-tempo comme « Up Jumped The Devil » ou « Deanna« , l’une des premières chansons vraiment accessibles de l’histoire du groupe. On retiendra aussi « Slowly Goes The Night« , jolie ballade au piano portée par des chœurs.

Changement de décor et accélération.

Cinq disques en 4 ans, la productivité des mauvaises graines est sans fin et même les rechutes de leur leader ne freinent pas la cadence. Au contraire de leur musique toujours assez similaire pendant cette période où la troupe semble réduite à suivre les élucubrations d’un chanteur omniprésent. Après tout ça, Nick Cave déménage et quitte Berlin pour un rapide passage à New York et un long séjour à Sao Paulo. The Good Son, c’est le triomphe des balades au piano et d’une intro chantée en brésilien ! Finies les dépendances en tous genres et l’interprète semble apaisé dans sa nouvelle vie et « The Weeping Song » ou « The Hammer Song » embarquent le groupe via des choeurs proches du gospel et l’intégration d’un orgue, de l’harmonica et de variations côté percussions.

Deux ans plus tard arrive Henry’s Dream avec une polémique autour de sa production confiée à David Briggs, puis décrié par Cave. Nouveau mix, puis enregistrement de Live Seeds en live donc l’année d’après pour rendre justice aux morceaux. Le tout a été aussi immortalisé en vidéo par une captation de deux nuits au Paradiso d’Amsterdam. Inspirés par les chansons acoustiques des mendiants brésiliens, Cave insiste sur la violence et l’âpreté des compositions et « Papa Won’t Leave You » ouvre parfaitement le disque avec une aventure comme seuls Nick et sa bande peuvent nous pondre. L’énergie est contagieuse sur les 10 premières minutes et on s’attend à l’album sans temps mort avant que « Straight to You » ne mette la clim juste le temps d’un titre. A ce moment de leur discographie, on est en présence de l’album le plus agité des Bad Seeds perpétuellement sur la tangente. Tendu et nettement mieux équilibré et rythmé que ces prédécesseurs, c’est leur meilleur album jusqu’alors et celui qui marie le mieux les envies de narration de son interprète et l’apport musicale de ses acolytes. Avant le suivant.

L’éclosion auprès du grand public.

Let Love In est sûrement le disque le plus connu de la première partie de la carrière de Nick Cave et il collectionne les raisons : la pochette iconique, son tube imparable « Red Right Hand » recyclée par Scream puis par Peaky Blinders et sa production. La section rythmique y est magnifiquement traitée avec un coffre de batterie et une lourdeur de la basse amenant nettement plus de chaleur à l’ensemble. Les titres gardent en intensité et s’étirent moins, ce qui en fait leur premier disque vraiment accessible. « Thirsty Dog » préfigure l’orientation du groupe lors des années 2000, Les erreurs sont quand même de mises avec les ronflantes balades « Nobody’s Baby Now » et « Lay Me Low« . Exercice qui sera nettement plus réussi dans Murder Ballads, uniquement dédié aux crimes passionnels.

Nick Cave connaît ici un pic de popularité qui se traduit par son plus gros succès commercial. Il se permet aussi d’inviter Kylie Minogue pour un duo inattendu sur « Where The Wild Roses Grow« . Autre duo mais cette fois avec PJ Harvey sur un duo clippée sur « Henry Lee » : accompagné de sa compagne de l’époque dans une séparation brutale qui influencera lourdement la nature des chansons du disque suivant. La grandiloquente « Songs of Joy« , la cabotine « Stagger Lee« , la menaçante « Lovely Creature » sont les titres marquants disque, là où « O’Malley’s Bar » a servi d’ossature à l’album. Composé lors de Let Love In, elle se pose là avec son quart d’heure et son ambiance sonore de saloon. Un titre intéressant qui laisse toute place à son interprète avec un piano, quelques percussions et de l’orgue pour le soutenir.

L’ennui.

Marqué du sceau de la rupture, The Boatman’s Call est un sacré coup de frein à l’orientation mélo. Entièrement construit autour du piano, les compositions y sont extrêmement minimalistes et évoquent souvent des histoires d’amours passées dont 3 titres dédiées à la relation vécue avec PJ Harvey. Si l’album a été couverts de louanges par la critique, ce n’est pas le style que l’on préfère. Hormis « West Country Girl » et « Idiot Prayer« , on passera vite à autre chose. Un best-of sort l’année suivante et on ne retiendra No More Shall We Part que pour « As I Sat Sadly By Her Side » et « Oh My Lord » puisque nous sommes encore bloqués dans ces longues balades éplorées et interminables. La production y est soignée et épurée mais comme souvent lorsque les Bad Seeds sont à l’économie et que la piano est trop présent, on s’emmerde.

Nocturama marque le retour de Nick Launay à la production, un invité présent sur les disques suivants et déjà là sur The Birthday Party. Démarre « Wonderful Life« , tout piano dehors et aux premiers couplets assez ronflant. Pas notre Nick Cave préféré mais heureusement, le morceau a plus d’un tour dans sa manche. Hélas, on se retrouve dans cet ambiance de piano bar ampoulé qui baigne dans le formol. « He Wants You » ou « Still In Love » nous en touchent une sans faire bouger l’autre et le tout commence à sentir le vieux cul. Heureusement, « Dead Man In My Bed » et les quatorze minutes de « Babe, I’m On Fire » sont des virées qui préfigure à la fois le projet Grinderman et l’album suivant Abattoir Blues/ The Lyre of Orpheus. Une ritournelle assez sexuelle où l’animal est lâché et où le refrain reviendra une bonne dizaine de fois. C’est les Bad Seeds qu’on aime : enragé et intenable. Une planche de salut pour un groupe branché sur le courant alternatif. Nocturama est considéré comme l’un des maillons faibles, à raison lorsqu’on se replonge dans ce disque où il apparaît comme un crooner fatigué en pleine déception amoureuse.

Une bête enragée.

Un double album en 2011 qui rassemble tout ce que le groupe a de meilleur à nous offrir avec un mélange de rock et de blues où les guitares font leurs grands retours : une ouverture tambour battant et pieds dans la porte avec « Get Ready for Love« , l’envoutée « The Lyre of Orpheus » et sa guitare dégoulinante, la saturée « Hiding All Away » et sa basse imposante ou le piano dramatique de « Messiah Ward« . La première moitié supplante la seconde mais dans l’ensemble le disque résiste à sa durée et malgré les 17 morceaux, on ne perd pas le fil et dénote aucun raté. Les chœurs gospel donnent une ampleur supplémentaire sur les refrains à des titres comme « There She Goes, My Beautiful World » ou « Abattoir Blues » et n’alourdissent en rien la force des compositions. Pour les fans des Foo Fighters, c’est le In Your Honor de la discographie et il leur ouvrira les chakras pour aller plus loin dans la violence. Autre parallèle foireux tant que nous y sommes, on peut y retrouver dans les balades des accents proches de ce que Marilyn Manson a réussi à faire sur les morceaux calmes de Mechanical Animals. Trêve de plaisanterie, Abattoir Blues / The Lyre of Orcheus est un triomphe, un groupe en pleine possession de ses moyens capable de gérer chaos et acoustique, fureur et gospel, balades et brulots. C’est l’un des disques qui nous embarque le plus avec des paroles à reprendre facilement et des refrains entêtants, une adresse incontournable dans cette longue carrière et une sacrée démonstration de force.

Dig Lazarus Dig!!! n’est pas loin de signer le disque parfait à 50 ans. Enregistré en 5 jours avec un son très proche de son side-project, la tracklist est touffue et on n’ose plus compter les perles. Inspiré comme rarement dans la durée et sachant vraiment manier le rythme sur l’ensemble du disque, c’est l’un des rares albums de leur carrière où l’on ne discerne aucun temps mort, ni trou d’air. Si l’ouverture sait directement nous mettre dans l’ambiance, « Midnight Man » et « More News from Nowhere » savent nous amener vers la fin sans être soporifique. Au clou les balades au piano, chaque membre a sa place et on savoure les nappes sonores en toile de fond, les percussions et l’énergie débordante d’un disque qui défile à une vitesse folle.

Le défouloir.

Grinderman, c’est la crise de la cinquantaine posée sur galette. Au lieu de se morfondre ou d’acheter une décapotable et de changer de femmes, Nick et ses potes changent de nom et décident de faire cracher les amplis. Ce side-project collectionne les titres les plus énervés et on sent le groupe habité par une envie de tout casser avec des morceaux lubriques, défouloirs et une moustache de pornstar. Batterie martelée, cris hirsutes et saturations en studio, Cave et Ellis ne tiennent pas en place sur scène et balancent coups de pieds et se jettent au sol. Ephémère et formé pour deux disques seulement : le premier est souvent préféré pour l’effet de surprise et sa consistance mais « Palaces of Montezuma« , « When My Baby Comes » et « Heathen Child » méritent à elles seules de se pencher sur le second.

Redescente en pression.

Avec sa magnifique pochette, Push The Sky Away marque un tournant sonore. Grinderman a sonné le glas des guitares et de la furie rock, place à un tempo plus lent axé sur les boucles de Warren Ellis. Un disque tellement fondamental qu’il réussit à exceller de suite dans son changement de style : à l’inverse des certains travaux précédents des Bad Seeds où l’on sent qu’une série d’albums est nécessaire pour arriver à un climax, PTSA aboutit et condense en 9 titres ce qui motivera les troupes pendant les 6 années à venir : gestion du rythme, minimalisme et longueur des compositions, intégration des synthés. Si « Jubilee Street » et « Higgs Boson Blues » sont des perles incontournables aujourd’hui, la tracklist dans son ensemble en font l’un des albums les plus consistants du groupe et sans conteste l’un des cinq meilleurs de sa discographie. Superbement interprété et rallongé dans sa version live comme on peut l’entendre en partie dans le disque Live from KCRW ou dans l’édition Deluxe.

Le deuil.

Skeleton Tree a été composé au moment du décès accidentel de son fils de 15 ans et l’ambiance s’en ressent. La mort, la perte d’un être cher et le deuil sont les thèmes principaux ici et seront également de la partie pour la suite, Ghosteen. Les instruments sont réduits à des synthés, des boites à rythmes et des boucles pour se concentrer sur la voix et le propos très personnel du disque. Pensé quasiment en duo avec Warren Ellis, Nick Cave se recentre sur son histoire et abandonne ici le songwriting à partir de personnages fictifs. Musicalement, les graines semées par Push The Sky Away sont là avec un tempo ralenti mais l’atmosphère funèbre et le minimalisme des compositions en font un disque assez redondant et difficile à écouter. Une partie des paroles a été improvisé au long de l’enregistrement et on sent parfois Cave posé et réfléchir à ses mots à mesure où il les déclame. A la fois beau, très contenu mais douloureux et peut-être trop intime par moments, il en résulte un moment de recueillement évident. Un constat que l’on pourra appliquer à Ghosteen basé sur la même logique que son prédécesseur.

Avec presque 70 minutes au total, ce dernier album étire le travail démarré en 2016 avec Push The Sky Away et Skeleton Tree. Proche de l’électronique et de l’ambient, les compositions se résument souvent à de longues plages sonores où Nick Cave ponctue de son piano et de paroles hantées. Deuxième double album de son auteur après Abattoir Blues / The Lyre Of Rocheus, il ne joue pas la carte de l’économie avec les plus longs morceaux de sa carrière. En tant qu’interprète, Cave a souvent eu des allures de prédicateur et il est en fin de compte peu étonnant de le voir transformer son deuil en messe qui confère à la thérapie de groupe. Le calme et son interprétation proche des susurrements permanents surprend et peut décevoir par son manque de variété.  L’évolution sonore qui l’accompagne mérite d’être creusée et on ne peut pas comprendre Ghosteen sans vouloir y entrer. Patience et curiosité permettront de saisir l’ajout de l’orchestre et des chorales ajoutées ici et qui le rendent indéniablement plus lumineux que son aîné. La partie la plus intéressante de la tracklist se cache dans ses 3 derniers titres : deux pistes de plus de 12 minutes et « Fireflies » en spoken word où l’on trouve enfin une interprétation changeante et des explorations qui amorcent sûrement la suite puisque ce disque est censé clore une trilogie.

Conclusion.

Il nous en a fallu du temps pour naviguer dans ces marées prolifiques où des époques se dessinent clairement et nécessitent que l’on compare les avancées et les nuances. L’animal Nick Cave prend de la place, quitte à déséquilibrer les chansons et albums et à mettre son groupe en sourdine. Comme si nous étions sur de la littérature ou du théâtre en musique. Nous avons préféré lorsque les compos y étaient plus équilibrés et où le groupe pouvait y faire parler la poudre. L’arrivée de Warren Ellis et sa prise de position en tant que co-compositeur a aussi fait le plus grand bien pour dynamiter un artiste en pleine léthargie dans la transition 90/2000. Hormis From Her to Eternity qu’il est fortement conseillé d’écouter au casque, il est difficile d’apprécier un album proprement avant Henry’s Dream. Si vous n’aimez pas la balade au piano, une très grande partie de la discographie passera à la trappe. A l’inverse, si vous aimez quand tout prend feu les deux albums de Grinderman et les albums qui suivront sont des indispensables et on y retrouve un groupe en plein possession de ses moyens. Push The Sky Away est aussi incontournable et demeure aujourd’hui le dernier grand album de Nick Cave, sans que l’on rentre dans une intimité parfois étouffante qui rend les choses difficiles à suivre dans la longueur. Bien que nous ayons à redire, on retrouve tout de même 49 titres et plus de 4 heures musique dans notre playfist.

A accompagner avec la lecture de la BD Mercy on Me de l’auteur Reinhard Kleist, mettant en images les paroles des chansons entre biographie et fiction.