Ty Segall – Manipulator

Du garage, du grunge, du classic rock, le tout saupoudré d’infectieuses mélodies pop. Et des guitares, beaucoup de guitares, acoustiques et électriques, bien senties et expertement enchevêtrées – de celles qui vous font revenir compulsivement vers un disque. Avec son format double, ses 17 titres d’excellente facture et ses 57 minutes de panard total, ‘Manipulator‘ n’est évidemment pas le fruit de deux ou trois sessions torchées à la va-vite. Écrit sur plus d’un an et enregistré en un mois sous la houlette de Chris Woodhouse, l’album a presque des airs de superproduction comparé au modus operandi d’habitude si spontané de Ty Segall. «Un album à la Tony Visconti» précise-t-il, laissant échapper une fois de plus sa fascination pour David Bowie et T-Rex. L’effort s’avère payant: sur le sublime enchainement ‘Feel‘ – ‘The Faker‘ – ‘The Clock‘ – ‘Green Belly‘ – ‘The Connection Man‘, le blondinet entre de plain pied dans une autre dimension. La cour des grands? Nous verrons bien. Ne jurons de rien.

Mais dans l’absolu, Ty Segall l’a fait. ‘Manipulator‘ est à la fois le disque imparable qu’il menaçait de sortir depuis quelques temps, une belle synthèse de ses talents de songwriter et l’une des plus épatantes heures de rock entendues récemment. L’ensemble est tellement érudit et maitrisé que l’on se demande si le prolifique californien n’a pas patiemment prémédité son coup et joué à cache-cache avec nous depuis 2012, brouillant les pistes avec le psych-rock agressif de ‘Slaughterhouse‘, le plus mélodique ‘Twins‘, l’acoustique ‘Sleeper‘ – sans parler de l’album proto-métal de Fuzz, sur lequel il officiait à la batterie. Pas entièrement dissociable de ces sorties en terme de son et d’influences, ‘Manipulator‘ est un peu tout cela en même temps, et beaucoup plus. Une véritable corne d’abondance où l’on retrouve pêle-mêle des sonorités des Beatles, des Rolling Stones, des Kinks, de Love, de Black Sabbath, avec en prime un certain air de famille avec Nirvana lorsque John Lennon se télescope avec les Stooges (‘Susie Thumb‘, ‘The Crawler‘).

Longtemps considéré comme un ersatz de Jack White ou Jay Reatard, Ty Segall est aujourd’hui comparé à Kurt Cobain. De façon assez excessive, se permet-on d’ajouter. Il lui manque malgré tout encore un peu de charisme et de présence en tant que chanteur pour donner une vraie portée à ses paroles de slacker parano sur les bords. Pour l’heure, on ne s’en formalise pas le moins du monde. À seulement 27 ans et à moins qu’une mort rock n’roll soudaine ne l’emporte, il a largement le temps et les moyens d’y remédier. Le disque s’achève d’ailleurs avec une ultime perle qui donne bien des raisons d’y croire: sur l’élégiaque mid-tempo ‘Stick Around‘, tout en magnifiques duels de guitares et arrangements de cordes concoctés par son compagnon d’armes Mikal Cronin, Ty Segall sonne comme le type le plus cool de sa génération, empathique, nonchalant et sûr de lui. Le petit malin qui a tout compris et se fera un plaisir de le démontrer sur scène. Et là oui, on se remémore les mots de Bob Dylan lorsqu’il entendit Kurt Cobain jouer ‘Polly‘: «le gamin a du coeur».