PLAYFIST ☭ Joe Haege

Joe Haege est sûrement l’un des hommes le plus talentueux que vous ne connaissez pas. Associé à au moins 4 groupes hormis ces projets solos, il porte quasiment à lui seul le mythe qu’il peut y avoir autour de la scène de Portland et des galériens géniaux qui gravitent autour tant bien que mal. Quand la chanson la plus écoutée sur Spotify plafonne à 34 000, il est préférable d’être conseillé. Dans une carrière aussi accidentée que jalonnée de voyages à travers les États-Unis et l’Europe nous allons t’aider à y voir plus clair et te conseiller une playlist sous forme de best-of.

31Knots, premier contact.
Avec un bassiste détestant les tournées et bientôt 10 ans après sa dernière sortie, 31Knots est maintenant bel et bien enterré. Un trio à la tête de 7 albums, 4 EPs dont les sorties s’étalent entre 2000 et 2011. Une décennie d’expérimentations où loops, percussions en syncopes et d’excursions électroniques pour un Trump Harm final heureusement pas aussi douteux que l’esthétique de sa pochette. Pas de suspense, c‘est Worried Well qui ramasse tout avec l’indispensable et théâtrale « Compass Command » visible ci-dessous dans une authentique version clippée en 360p et de vin rouge arrosé. L’immédiate « Certificate« , le brûlot « The Breaks« , la cacophonique « Upping The Mandate« . C’est LEUR disque, un véritable carton et sept des 12 morceaux se retrouvent dans notre playlist.

Au fil des albums, le son du groupe évolue pour quelque chose de moins sec, brut et fougueux. Il faut dire que ClimaxAntiClimax est un bel exemple d’album porté par l’énergie de la jeunesse avec un son all over the place où chacun savate son instrument jusqu’à plus soif. Pour preuve, ces cymbales qui tabassent les recoins de vos oreilles à la re-découverte de ce disque 20 ans plus tard. Aujourd’hui un peu daté, ils ont su fort heureusement mettre leurs efforts aux profits des compositions et non seulement dans une débauche de puissance et de fracas. Talk Like Blood porte l’incroyable « Chain Reaction« . 6 minutes de claque qui démarre avec une intro crescendo où l’ambiance y est aride où tout est construit pour amener une montée en puissance vers un pont qui n’arrivera vraiment qu’à la 4ème minute pour entériner le souffle épique du morceau placé en plein milieu de la tracklist. Pour une explosion à base de batterie tambour battante, riffs uppercut et une basse grasse et groovy. Avant ce disque, nous sommes en présence de ce que certains appellent de l’art rock. A savoir des titres énervés aux constructions alambiqués, parfois un peu trop pour être appréciées et si on ajoute guitares stridentes, fûts martelés sans répits et notes de synthés dissonantes : on peut très vite jeter l’éponge et se retrouver fatigués par tant de chaos. C’est pourquoi on ne s’attarde pas trop sur les autres disques, même si en frottant on y trouve quelques pépites. Lorsque les énergies sont canalisées, la magie opère et l’intensité de leurs compos n’a que peu d’égal. Prolifique et faisant fi de tous les formats, chaque EP comporte des titres 100% inédits jamais recyclés pour les longs formats. Une manière supplémentaire de compliquer la résolution du puzzle éclaté qu’est 31Knots.

 

C’est en concert que le trio s’est bâti une réputation et un bouche-à-oreilles. Des costumes changés à même la scène, des danses et couplets effectués à même la fosse, Joe Haege mouille le maillot à grandes eaux et sa personnalité excentrique marque les esprits. Samples, guitares, chant, claviers, percussions, flute, cuivres, sur scène, dans le public, il est PARTOUT. Comme lors de ce concert au Grand Mix en 2011 ici capturé et visible sur YouTube.

Tu Fawning, au service du collectif.
Avant d’attaquer son nouveau projet officiellement et de mettre fin à 31Knots sans la moindre communication, Joe retrouve Danny Seim de Menomena et un membre des Gang Of Four pour Faux Hoax. Un EP de 4 morceaux sorti en 2009, sans suite.

Dans une ambiance de far-west, Tu Fawning est sûrement le groupe le plus connu dans le parcours de Joe. Parti de Portland pour emménager à Los Angeles, le voici dans un projet plus collectif où sa folie est mise de côté pour des arrangements plus soignés, notamment via la présence d’une violoniste. Associé à sa femme de l’époque, la chanteuse Corinna Repp, il restera aux backings et à la batterie. Deux albums en sortiront où la voix angélique de sa compagne et les rythmiques syncopées mais assagies de Haege se marient harmonieusement à une musique dream-pop/folk assez caractéristique de cette époque de la scène indépendante américaine. A Monument leur vaut un succès d’estime à sa sortie en 2012 et recadre les compositions après un abrupt Hearts on Hold. Avec ses mélodies accrocheuses comme « Wager« , ses choeurs fédérateurs à 4 et ses balades, le tout fonctionne peut être un peu trop bien pour marquer dans la durée. En comparaison avec le reste de son univers, cela manque de l’originalité et de la bizarrerie habituelle qui fait tout le sel de ses productions.

En live, c’est aussi l’occasion de le voir passer de la batterie au chant avec notamment un passage dans la fosse avec un morceau a capella en fin de show en plein milieu du public. « Blood Stains » demeure le titre le plus Haege des vingts morceaux qu’ils ont composés. 

 

Comme rien ne dure trop longtemps dans sa vie, l’union des deux artistes se soldera par un divorce et le groupe en subira les frais. Deux albums en deux ans et puis s’en vont les Tu Fawning. De Los Angeles, Joe partira à Leipzig en Allemagne pour un autre projet.
White Wine, l’aboutissement.

Connu sur la route lors d’une tournée sur l’album Mines de Menomena, l’ingénieur du son et roadie Fritz est la raison pour laquelle Joe part des États-Unis. Sans le sou, ni projet à 40 piges et divorcé, rien ne le retient et il se décide à ouvrir un nouveau chapitre sous un groupe au nom double : Vin Blanc dans un premier temps puis, White Wine par la suite. Encore dans ce mélange de son torturé, d’interrogation sur la vie à travers un regard très particulier et de ses fameuses loops caractéristiques de toute cette scène, ce nouveau trio ne déçoit pas.

Chroma Key est sûrement le plus abordable des disques avec des compos toujours plus portées par les synthés et incursions électro se multiplient avec le temps. Dire que Joe est arrivé les mains pleines n’est pas une exagération et les pépites se précipitent dans la tracklist. « The Party Never Started » et « Red Thread » qui semblent sorties d’une version sous ketamine de The Eraser de Tom Yorke sont un aperçu de ce qu’il peut proposer de plus low-fi en reposant beaucoup de la réussite de ce disque sur son interprétation, plus calme mais aussi plus juste.

In Every Way But One est une déclaration d’intention, jusqu’à la pochette de son vinyle. Affirmant par un texte sous forme d’éditorial que la musique ne l’a jamais aidé à payer son loyer, il décide de tout miser et de continuer sa vie ainsi plutôt que de s’obliger à reprendre un itinéraire « normal ».  Moins bricoleur que le précédent, il porte toujours autant les marques de son auteur. A savoir un sens schizophrénique du chant entre l’accalmie et le cri habité, des percus sèches et abruptes, de la dissonance. Au milieu de tout ça, « Make Do » et « Temple Of Lines« , délicieux théâtre bordélique percussif que l’on voit ci-dessous dans une version live très fidèle au spectacle unique que l’on peut voir lorsque le bonhomme est en scène. La jolie balade « Losing Sweet Permission » est une preuve qu’il peut ne pas perdre son coffre et son goût pour la bidouille, tout en passant par la case émotion.

Le meilleur équilibre se trouve sûrement sur Who Cares What the Laser Says? Autour de 10 titres, Joe enchaîne les perles et envoie certains de ses meilleurs titres avec notamment les pop songs « Where’s My Line » et « Is This Weird« . La dernière cuvée date de 2017 avec Killer Brilliance, plombé par des interludes assez vaines mettant presque de côté les réussites incontestables que constituent les « vrais » morceaux. « Broken Letter Hour » attaque tambour battant sans jamais resserrer son étreinte, « Hurry Home » et sa voix doublée sur les couplets,  l’énumération d’ « Abundance« , Ia folle épopée d' »I’d Run » : on pourrait citer l’intégralité des morceaux où Haege réussit à mêler toutes ses influences, envies et digressions pour sortir son disque le mieux dosé.

Cette épisode aviné compte aujourd’hui quasiment 3 heures de musique pour 45 titres sous 3 noms différents. Si White Wine est le projet le plus présent numériquement dans notre playlist, ce n’est pas un hasard. Non seulement Joe a tendance à se bonifier avec le temps mais au moins il est entouré, au plus son talent jaillit. Ses concerts sont toujours aussi intenses sous cette mouture. Parfois occupé à la guitare et aux claviers en même temps, il s’offre toujours des balades dans la fosse en se jetant au sol, attrapant des membres du public tout en leur hurlant dessus. Un plaisir de tous les instants que l’on a pu voir régulièrement, notamment par deux fois à Paris dans un Espace B bien trop vide.

Hélas, il jette l’éponge en 2019 et annonce un concert d’adieu avant de repartir aux Etats-Unis pour se refaire la cerise pour payer une opération de la main avec des petits boulots et un peu d’acting. Comme son appétit pour la vie de saltimbanque semble intarissable, nous ne sommes sûrement pas au bout de nos surprises et d’un énième revirement de situation et c’est tant mieux car la scène indépendante américaine a bien besoin d’un énergumène pareil. On vous laisse avec la vidéo chtarbée mettant en avant son dernier projet, Peace & Panic entièrement instrumental, au piano mais tout ça il vous l’explique bien mieux que nous.

34 titres et 2h20, voilà notre résumé de la carrière à cet instant d’un homme prolifique, talentueux, méconnu, fou et attachant.