Bob Dylan – Shadows In The Night

Bob Dylan est un génie. Le rappeler provoquera sans doute des haussements d’épaules, des « oui mais » et autres futiles tentatives de noyer le poisson. Le mot « merde » sera forcément employé. Dylan et ses négationnistes: vieille histoire. N’empêche que son 36ème album est une petite merveille, un énième sursaut artistique dans une oeuvre aussi immense que cabossée, un disque vers lequel les gens reviendront. Un de plus. Cinquante ans après Bob Dylan est toujours un génie, un des plus grands du monde contemporain, à peu près à la hauteur de Picasso ou Stravinsky, histoire de situer la chose – peut-être pas aussi génial que Mozart tout de même mais très nettement au-dessus de tous les Thom Yorke, Kanye West et autres idoles du moment. Sans Bob Dylan, le rock serait resté une forme d’art primitive éloignée de toute dimension lyrique. Les Beatles et les Rolling Stones auraient continué à chanter des âneries. Ray Davies n’aurait écrit que des ‘You Really Got Me‘ et des ‘Everybody’s Gonna Be Happy‘ ad vitam eternam, et Jimi Hendrix serait resté un bluesman comme un autre. Sans Bob Dylan, on se ferait bien chier.

On peut donc lui pardonner Hugues Aufray, la reprise de ‘Knocking On Heaven’s Door‘ des Guns n’ Roses, Jake Bugg et tout un tas d’autres cochonneries. Une écoute de ‘Shadows In The Night‘, et tout est oublié. On en viendrait presque à se réconcilier avec Frank Sinatra, malgré les gerbants ‘New York New York‘ et ‘My Way‘. Les dix ballades choisies pour cet album sont heureusement d’un tout autre calibre et comme promis les relectures de Bob Dylan tiennent du travail d’orfèvre, extirpant délicatement la sève de ces vieux standards américains, privés pour l’occasion de leur grandeur orchestrale. Plus authentiques et ‘vécus’ que jamais, et méticuleusement restitués live en studio par un groupe qui semble jouer sur la pointe des pieds. Comme toujours dans l’oeuvre dylanienne c’est la chanson et la chanson seule qui compte, dans ce qu’elle a de plus essentiel et touchant, sans autre ambition que de la faire vivre, loin de tout délire narcissique de vieille rock star cramée. Quel serait l’intérêt d’un album de reprises sinon? À 73 ans Dylan aboutit ici un vieux rêve, démontre envers et contre tous qu’il est aussi un interprète, et que sa voix peut encore transmettre toute l’émotion du monde.

The man with the golden voice vs. Dylan: l’initiative était risquée, presque absurde. Il y a toujours quelque chose de comique dans les vieilles manies de l’artiste, son insistance à produire sous l’alias Jack Frost (très belle prod’ au passage), l’orgueil paternel qu’il éprouve pour son groupe, ou encore sa façon d’annoncer le très doux et intimiste ‘Shadows In The Night‘ avec des expressions comme ‘no heavy drums‘ (au cas où vous vous attendiez à du Slipknot). Mais dès le poignant ‘I’m a Fool To Want You‘, tout tombe en place. La voix est chaleureuse, convaincante, typiquement maladroite mais bien moins rauque ou abimée que sur les derniers albums. On ne retrouve pas le pépé Bob avec un coup dans le nez de ‘Christmas In The Heart‘ (un peu quand même sur ‘Where Are You?‘) mais une version plus élégante et propre sur elle du personnage, très digne dans sa solitude, d’une justesse de ton remarquable et chantant chaque mot comme s’il s’agissait du dernier. Voilà certainement l’un des tout meilleurs disques de sa phase troisième âge, composé de reprises de grandes chansons certes mais des grandes chansons, Bob Dylan en a écrit plus que quiconque. Un génie, quoi.