INTERVIEW – BIG SPECIAL

Formé pendant le COVID, BIG SPECIAL est un duo de meilleurs potes qui a eu envie de se donner une chance dans une nouvelle aventure musicale. Quelques heures avant leur premier concert parisien à la Supersonic’s Block Party, Joseph Hicklin et Callum Moloney nous ont raconté l’histoire d’un groupe qui a décidé de ne pas choisir.

Comment vous vous sentez ?

Callum : Très contents et fatigués ! Jo est tombé malade aussi ces derniers jours mais sa voix tient le choc. On a reçu beaucoup de retours très positifs, du public et des critiques, le buzz est là. Le disque n’est plus à nous, il est là pour tout le monde maintenant. Ca nous paraît surréaliste parce qu’on l’a gardé pour nous pendant 4 ans. Cela fait un mois qu’on tourne, il nous reste quelques shows avant de rentrer à la maison.

Joseph : Ca fait aussi plaisir de se dire qu’on va pouvoir penser à autre chose et se concentrer sur la suite. Actuellement, on veut se faire un nom. On a utilisé tout ce temps de gestation pour jouer des concerts, se remettre en studio et intégrer ce qu’on avait appris sur scène en termes d’énergie. Le disque nous paraît toujours neuf parce qu’il y a eu énormément d’allers-retours.

Depuis l’an dernier, vous avez déjà pu vivre des moments importants avec la tournée des salles O2 en Angleterre en ouvrant pour les Sleaford Mods à Manchester, votre ville de naissance.

C : Ca été extrêmement important pour nous et c’est notre label qui a trouvé cette opportunité. 2023 était dingue pour nous et cette année s’annonce encore meilleure. Nous avons déjà fait plus de concerts à ce stade de l’année que sur toute l’année dernière et nous avons encore 70 dates prévues. Là, ça va se calmer un mois puis on jouera à Glastonbury. Ensuite, on va ouvrir pour John Grant d’ici la fin de l’été. Ce retour à la vie normale va nous permettre de reprendre nos marques, de sortir nos chiens avant de devenir fous chez nous et de nous donner envie de rejouer.

J : Ca fait bizarre de revenir à la maison alors qu’on a la sensation qu’on venait de choper le rythme de tournées. Il va falloir réapprendre à cuisiner, ne plus dormir dans un van et remettre des vêtements propres. Ca va faire du bien en fait. (Rires)

C’est un disque très varié, dense et généreux dont l’idée générale semble d’être de n’avoir voulu faire aucun choix en termes de style et de genre.

C : Exactement. On écoute vraiment de tout et on a passé énormément de temps à chercher le son qu’on voulait sans mettre de côté la diversité. Par exemple, Tom Waits est capable de sortir un album sous son nom sans choisir un style en particulier.

Rester libre, faire ce qu’on veut et mélanger tout ce qui nous plaît en testant, c’est comme ça qu’on a travaillé. On est fan de hip-hop donc on est partis sur une logique de samples et d’expérimentation. C’est comme ça que l’on s’est trouvés.

J : Jouer d’un instrument, faire des boucles de basses, s’enregistrer en répétition puis ajuster en gardant en tête qu’on voulait que le rendu live soit juste un micro et une batterie. L’idée était de bâtir les morceaux par un système d’empilements. C’est pourquoi on souhaitait un tempo très dynamique tout du long. On n’a pas commencé ce projet en se disant qu’on voulait être perçu comme un groupe de punk. On ne voulait pas s’enfermer et nous n’avions pas d’attente particulière sur le résultat final pour garder cette faculté à faire le son que l’on veut.

 

Quelque soit le titre, est-ce que votre méthode de composition reste la même ?

J : Nous n’avons pas trouvé de méthode et je pense que si l’on en trouve une, cela risque de nous porter préjudice sur la durée. On a bien sûr des éléments qui nous permettent de poser une base d’un morceau et c’est ce qui fait que les versions finales des chansons ne sont pas si éloignées des démos. Après ça peut démarrer d’une parole, d’un beat ou d’un accord. Cela fait partie de la beauté du truc de ne pas savoir exactement d’où ça vient. On essaie de tenir cette devise qui dit ‘Pas d’égo dans le studio’ : si ça donne bien, on s’en fout de savoir d’où ça vient. Notre producteur l’applique également, on ne veut pas se mettre au-dessus de la musique que l’on fait.   

La thématique principale de l’album est la dépression. D’où son titre. Vous partez d’une certaine morosité ambiante pour essayer de la surpasser tous ensemble.

C : Nous n’incitons pas faire quelque chose en particulier, nous partons juste du principe qu’on est tous dans la même merde et que nous pouvons nous aider. Nous avec notre musique, comme moyen de connecter avec le public. On peut reconnaître qu’on traverse tous plus ou moins les mêmes épreuves. L’empathie est un puissant moyen pour communiquer pour les artistes aujourd’hui.

J : Nous n’avons pas de manifeste précis ou de grandes causes à défendre. Nous ne voulions pas non plus faire des chansons pamphlets qui énoncent des réponses. Notre musique est une réaction, qui parle de politique, de santé mentale, de la vie en général mais qui ne vise pas à faire de grandes déclarations. Ce sont des thèmes qui nous traversent tous et auxquels j’essaie de trouver des réflexions qui peuvent parler à d’autres.

Vous avez eu vos vies avant BIG SPECIAL. Est-ce que vous pouvez me parler de votre rencontre et comment vous avez mis en place le duo 15 ans après votre rencontre ? Comme pour beaucoup de personnes récemment, les confinements ont été décisifs.

J : On a joué ensemble quand on était au lycée. On a participé à un cursus de musique ensemble à cette époque-là. Ensuite, on a fini nos études, on a travaillé. Nos chemins se sont éloignés et on était géographiquement dans des régions différentes de l’Angleterre. Pendant 10 ans, on a joué dans d’autres groupes. Pendant le confinement, j’ai eu l’idée de ce qui allait être BIG SPECIAL et je ne me voyais le faire qu’avec Cal. Je n’avais jamais eu une telle connexion avec qui que ce soit, d’un point de vue musical ou amical. Je lui ai proposé, il a refusé au début pour des raisons financières. On l’a quand même tenté par la suite, en travaillant à distance pendant 2 ans et l’excitation a pris le dessus.

C : Le premier concert date d’avril 2022, on a signé avec le label à la fin de cette même année. Quand il m’a appelé, je venais enfin d’avoir un boulot bien payé. C’était très dur de gagner sa vie en tant que batteur. Pendant longtemps, j’ai été batteur dans des groupes qui jouent dans les mariages et là, j’avais trouvé un bon plan . J’avais même mis de côté l’idée de faire de la musique de manière créative… Mais quand Jo m’a envoyé la démo de ‘This here ain’t water’, je me suis dit que c’était sa chanson la plus brute et honnête qu’il est faite. Et j’ai toujours adoré ce qu’il faisait. Quand il m’a appelé pour en reparler après mon refus, c’est le meilleur coup de fil de ma vie. J’ai l’impression qu’on fait Big Special depuis toujours parce que c’est mon meilleur pote depuis un bail. Tout se passe très vite : la signature, être ici à Paris, avoir pu tourner aux Etats-Unis déjà, c’est fou.

J : Comme on a eu le temps d’y réfléchir et de penser l’album avant de le sortir à qui que ce soit, ça nous a enlevé la pression qu’il peut y avoir sur les nouveaux groupes aujourd’hui. Où on te pousse à faire, produire, vite, chaque semaine. Je pense que c’est irrespectueux et que ce n’est pas bon pour l’art en général. On parle de contenu plus que de musique. On le voit aussi dans les commentaires sur les réseaux sociaux où les gens demandent toujours plus de nouveautés. On avait l’album avant même que le public ne nous connaisse. Dès nos premiers concerts, les morceaux étaient là. Quand le label nous a contacté, on avait aussi la possibilité de leur dire que l’album était prêt. Ce qui est cool parce qu’on fait de la musique depuis 16 ans. Il fallait bien que ça avance vite à un moment. (rires)

Peux-tu nous parler du titre ‘Desperate Breakfast’ ?

J : Ca parle de la classe ouvrière, du manque de choix dans la vie pour ces gens-là. Qu’ils doivent faire ce qu’ils ont à faire pour obtenir ce dont ils ont besoin. C’est un cercle vicieux assez merdique qui touche beaucoup de monde, c’est triste mais c’est comme ça. C’est mon expérience personnelle également. Cette idée m’est venue alors que j’étais devant mon café avant d’aller bosser. Il pleuvait un jour de juin, je n’avais absolument pas envie d’y aller mais tu dois trouver l’énergie parce que tu n’as pas d’autres solutions.

Votre musique est évidemment profondément british. Aussi bien dans la musique, que dans ce qu’elle raconte. Quelles sont les artistes qui vous ont inspiré à façonner votre voix ?

J : C’est le résultat de tout ce qu’on a pu faire et vivre jusqu’alors. Ca peut venir aussi de la musique, des livres, du ciné.

C : La plus grande réalisation qui a été aussi le déclic pour ce projet, c’est que nous n’avions pas besoin d’un groupe pour réussir à sortir notre musique. C’est grace à Sleaford Mods, Billy Nomates, The Streets, au hip-hop en général que nous nous sommes rendus compte que c’était possible. Maintenant, on sait qu’on n’est pas obligés d’avoir un guitariste, un bassiste pour jouer. L’important n’est pas dans la configuration mais dans le son et l’énergie que tu produis.

J : On ne manque de personnes et de toute façon, tout est là sur scène parce que nous avons joué toutes les parties que tu peux entendre dans le disque. Il y a aussi de manière générale dans le monde un sentiment d’honnêteté qui se ressent dans la musique. Ca se voit dans le post-punk anglais bien sûr et c’est influencé par le climat politique mondial et aussi la politique anglaise actuelle. On ressent cet état d’esprit aussi dans l’électro, cette recherche d’espoir tout en ayant conscience que les choses ne vont pas bien. C’est dans les racines anglaises et la scène d’aujourd’hui en est la preuve. Des groupes comme Benefits, Enola Gay, Chalk montrent cette honnêteté, cette âpreté.

 

Cet aspect se traduit aussi par la forme. Quand on ne vous connaît pas et qu’on écoute le disque, il est difficile de savoir ou de croire que vous êtes un duo.

C : C’est parce que nous n’avons pas d’autres amis. (rires)

On s’entend bien, ça paraît naturel, on se connait par coeur. J’ai été dans des groupes où tu es à 3 et potentiellement, tu t’entends moyennement avec l’un des deux. Ca devient vite gênant et ça complique tout.

Votre troisième membre, c’est votre producteur non ?

J : Mark, je travaille avec lui depuis quelques années. Il connaissait ce que je faisais avant et se sentait désolé de savoir que j’arrivais à peine à couvrir mes frais de transports pour aller faire mon concert. C’était le pote d’un pote et il venait souvent dans le bar où je travaillais, je lui servais ses pintes. C’est le frère de notre manager et ils ont tous les deux eu de la peine pour moi. Il travaillait déjà sur des projets et a eu envie de prendre le temps avec nous parce que ça lui parlait plus. On avait déjà enregistré avec Callum et lui pour un de mes anciens projets. C’est le confinement qui m’a fait repensé à tout ça et le fait que je me sois mis à Logic et que j’apprenne à utiliser un logiciel pour composer. Il est avec nous parce qu’il aime ce qu’on fait. Au début, il nous a enregistré gratuitement et c’est lors de la signature avec le label qu’il a pu être payé et crédité.

C : C’était aussi important que ce soit lui parce qu’à l’époque, Jo n’avait jamais lu de poésie devant qui que ce soit. Il fallait donc qu’il soit en confiance avec quelqu’un avec qui il se sentait à l’aise. Je n’avais jamais utilisé de parties électroniques et Mark n’avait jamais produit de musique punk. C’était donc un espèce d’apprentissage commun où personne n’avait honte de ce que l’autre faisait. Si nous étions allé enregistrer avec un producteur punk, on aurait peut-être pu tomber avec un son random.

J : On savait aussi qu’on voulait jouer les chansons de cette manière, à deux. Mixer des éléments électro avec une formation rock avec uniquement deux personnes. Il fallait qu’on trouve ce terrain d’entente entre l’électronique et la musique live. Il ne fallait pas non plus que ça ressemble à du punk version karaoké.

L’album reste cohérent aussi, malgré sa diversité. Ca a du jouer beaucoup dans votre recherche d’unité sonore.

J : Pour nous, ça paraissait cohérent mais ça fait plaisir à entendre que les autres le voient de la même manière. C’est un peu comme si tu construisais une chaise, c’est bien de voir qu’à la fin même si ça ressemble à ce que c’est censé être, ça permet quand même à quelqu’un de s’asseoir. (rires)

D’ailleurs, c’est rare mais vous n’aviez pas d’EP avant ce disque ?

J : On en avait. Avant que nous signons, on en a sorti deux. Une fois qu’une nous avons trouvé notre label, nous avons tout retiré. Avoir une structure te permet d’émerger plus facilement. On était quand même passé en radio mais ce n’est pas la même force de frappe.

C : On est vraiment précautionneux vis-à-vis du disque. Il a beaucoup évolué avec le temps mais c’est le nôtre. On ne voulait plus le couver mais on souhaitait qu’il soit sous cette forme et entre de bonnes mains. On est 100% fiers et contents du résultat et on pense avoir le meilleur des labels au monde. Ils sont passionnés, nous soutiennent et ne questionnent pas nos envies. Je n’ai que de l’admiration pour les artistes qui fonctionnent sans labels parce que ça réclame beaucoup d’énergie et de travail. Et du travail que tu ne veux ou ne sais pas faire. Je conduis des vans, je ne suis pas bon en marketing. Je ne sais pas par où commencer. Il te faut aussi de l’argent pour le faire toi-même. Bref, on s’est répartis les rôles : on s’occupe de la partie créative, eux du business.

 

Vous semblez avoir une passion pour les chiens. A qui est celui que l’on voit sur la pochette de l’album ? 

C : Il y a plus de chiens que de membres dans ce groupe : à nous deux, on a 3 chiens. (Rires)

J : C’est mon chien sur la pochette. On adore nos animaux mais ils n’ont pas de contrôle sur quoique ce soit. Ca rejoint une partie des thèmes de l’album.

C : L’expression ’black dog’, on l’utilise aussi pour parler de la dépression. Au final, il n’y a pas un seul de nos morceaux où il n’y a pas une putain de métaphore avec un chien. C’est comme si ça permettait d’ouvrir les chakras pour démarrer l’écriture d’un titre. Et c’est un chien très mignon donc ça marchait bien.

Pour vos clips, comment vous travaillez ? La plupart de vos clips se focalisent uniquement sur vous deux en noir et blanc. Une intention de ne pas trop maquiller votre musique ?

J : Je suis fan de cinéma et de ce que tout est possible d’être développé sur un format créatif autour de notre musique. C’est le réalisateur James Lockey qui est en charge de tous nos clips. On prend notre musique très au sérieux mais on n’a pas envie d’être de tristes sires dans nos clips. Ca doit être joyeux. C’est pourquoi sur la vidéo de Desperate Breakfast, on s’est amusés avec des grosses têtes et je suis allé aussi filmé mon père et mon frère au boulot. On a réalisé la vidéo de ‘Black Dog / ‘ avec l’actrice Kate Hickey que l’on avait rencontré lors des dates avec Sleaford Mods. On a pu s’inspirer du noir et blanc que l’on avait trouvé avec James Lockey et c’est la première fois que l’on a réalisé un clip.

C : On aborde nos clips, comme notre musique. On cherche l’image appropriée, comme le son de notre musique pour être sûr que ce soit le plus cohérent possible.

Quelle est la dernière chose qui vous ait fait rire ?

J, en pointant Callum : Ce mec ! C’est tout le plaisir de faire ça avec ton meilleur pote.

Big Special et sa musique imprévisible est amené à se faire une place à part dans le circuit des salles et des festivals. Cette première date à Paris aura pu faire tourner quelques têtes. A eux d’écrire la suite…