NFT : Les salles parisiennes inventent une classe supérieure de spectateurs

Vous vous étiez moqués de leurs singes moches ? Les crypto-bros débarquent dans le monde réel. Dans nos salles de concert, plus précisément.

On imagine assez facilement la scène. Trente minutes avant l’ouverture des portes, Hippolyte, 37 ans, crypto-enthousiaste de la première heure, arrive devant la salle. Il remonte tranquillement la file des fans qui font la queue depuis le matin, présente son smartphone au vigile, et rentre directement pour aller se poser à la meilleure place. Parce qu’Hippolyte n’est pas un pouilleux comme vous et moi.
Hippolyte, il a acheté un NFT.

Comment ça marche ?

Si en 2023 vous ne savez toujours pas ce qu’est un NFT, il y a de grandes chances pour que vous vous en foutiez, sinon petit rattrapage par là.

Ce qui nous intéresse c’est plutôt le pourquoi. On a généralement deux acteurs : la société qui met en place et gère la plateforme et le détenteur de la franchise/marque qui colle son image sur les objets numériques pour donner aux fans l’envie d’acheter.

L’achat se déroule en deux phases :

  • La mise en vente initiale ou « drop » : les objets virtuels sont mis en vente directement de la plateforme aux utilisateurs, généralement sous forme de loot boxes. Comme pour des cartes à collectionner ou des toys sous blind box, le client paye et croise les doigts pour tirer l’objet le plus rare.
    L’argent du client va alors dans la poche de la société qui gère la plateforme et dans celle de la marque.
  • Le marketplace : La plateforme a forcément mis en place un marketplace pour permettre aux utilisateurs de se revendre les objets tirés au hasard lors de la mise en vente initiale. Quel intérêt ? Bien, à chaque transaction la plateforme et la marque se prennent un pourcentage.

Vous aurez donc compris : la plateforme et la marque ont tout intérêt à ce que les utilisateurs achètent beaucoup, mais aussi à ce qu’ils se revendent entre eux.

L’intérêt de l’utilisateur ? Dans la plupart des cas aucun, si ce n’est la flatterie dont il sera abreuvé et l’espoir de revendre plus cher ce qu’il a acheté. Le dessinateur Boulet parlait de machine à traire les cons. On sa gardera d’être aussi violents, mais l’image est assez efficace.

Comment on vous le vend ?

Oui, la flatterie. Si vous achetez les NFT de ces salles, vous allez faire partie de l’élite. On a le droit à tout un lore qui utilise volontiers les mots « esthète », « ordre », « confrérie » et surtout « privilèges ». Vous allez intégrer une société (presque) secrète à mi chemin entre le Club 300 d’Allociné et le Cult du Hellfest.

Bon. Au cas où il y aurait vraiment besoin de l’écrire en toutes lettres : acheter un NFT ne fera pas de vous quelqu’un de plus cultivé et vous avez plus de chances de vous faire des potes au Cult qu’à leurs soirées, pardon, à leurs soirées qui seront assurément remplies de crypto-bros.

Combien d’utilisateurs réels ?

Le but est donc de faire monter la hype pour rendre le truc désirable. Et pour ça de donner l’impression au petit noyau de fans convaincus et dépensiers qu’ils sont nombreux et donc pas dans l’erreur.

Pourtant les salles, peut être par peur du backlash, n’ont que peu communiqué là dessus sur les réseaux sociaux. Si on regarde le post de la Cigale, on tombe sur une longue liste de commentaires identiques, et sur un compte à deux posts pour le moins suspect.

Mais alors ?

Mais là où ça diffère du plan classique, c’est que les NFT les plus onéreux des salles sont rattachés à des avantages dans le monde réel. Certains peuvent vous donner accès à des concerts gratuits, voire des conso au bar ou repas au restaurant. Est-ce qu’on peut vraiment parler d’arnaque si le coût du truc est inférieur à celui des places que vous comptiez acheter ?

Se pose toutefois la question morale liée à l’offre et la demande : non, ce n’est pas parce que quelqu’un est prêt à payer que l’offre est juste. Voir la récente affaire Bruce Springsteen. Et ici, on parle quand même d’une classe supérieure de citoyens qui payent pour avoir des avantages sur une salle.

De quelles salles on parle ?

Le Bataclan

En février, la start-up Tailor s’est occupée du Bataclan : Le clan by Bataclan. Oui.

Dans le communiqué de presse on trouve cette citation de Harold Marraud, Directeur Stratégie et Diversification Paris Entertainment Company (Accor Arena, Adidas Arena, Bataclan) :

« L’expérience client est au cœur de l’ADN stratégique de Paris Entertainment Company. Nous sommes très heureux de cette collaboration avec Tailor pour créer de l’engagement et de la fidélisation autour de notre communauté Bataclan. Nous sommes la première salle « live » à développer et éditer un jeu de cartes à collectionner autour de la technologie NFT. Avec un univers graphique unique qui incarne le tout nouveau repositionnement « esprit rock » du Bataclan ».

« Notre communauté Bataclan ». Oui.

En gros, pour 10€ tu peux acheter un paquet de 6 cartes de personnages. Si tu arrives à compléter ton jeu des 7 familles en réunissant les 6 personnages d’une même rareté, tu peux les fusionner en une carte « Esprit Libre » (oui…) qui te donne droit à des avantages.

Seul le rang « unique » te donne accès à 2 concerts. Les rangs « diamond » et « gold » à 1 concert. Et en dessous c’est seulement des goodies et bonus digitaux dont tu ne voudrais pas, même si on te les donnait.

Deux mois plus tard, il reste encore 339 packs disponibles sur les 784 en vente.

L’Olympia

L’Olympia a ses O’Gs. Lancés en juillet 2022, il s’agissait de cartes uniques assez évidemment inspirées des CryptoPunks avec un principe assez simple.

Une blind box à 100€. 249 exemplaires. Des avantages qui varient en fonction du niveau de rareté.

Le niveau « diamond » compte quand même 4 concerts gratuits à l’Olympia, par an, à vie, avec coupe-file. Le « gold » c’est la même chose avec un seul concert. Les « bronze » et « silver » ont seulement le coupe-file.

On compte aussi une carte « unique » qui offre au détenteur son portrait affiché dans l’Olympia.

Les 250 sont bien entendu épuisés et on en retrouve dans le market place de Tailor à des prix exorbitants.

La Cigale

La Cigale a La Confrérie des Cigales. Lancée en octobre 2022.

Tout a visiblement commencé avec une « quête » pour obtenir sa Cigale… Mais elles sont de toute façon maintenant sur le market place.

La Cigale « unique » donne 4 invitations coupe-file et 4 diners au restaurant. La « diamond » 2 invitations et 2 dîners. La gold 2 invitations… et en dessous c’est que du virtuel.

Le Grand Rex

Pour Le Grand Rex on parle des Cueilleurs d’Image. Là dessus Tailor a décidé de combiner ce qui marche bien : les grosses récompenses de l’Olympia avec des entrées « à vie » et le jeu de cartes à collectionner du Bataclan.

C’est donc le même principe de jeu des 7 familles avec 6 personnages à rassembler dans une même rareté.
Mais c’est personnage par personnage et donc 6 mises en vente en 6 mois, histoire de maintenir la hype et le nombre de transactions sur le market place.

Et c’est 50€ la blind box d’une seule carte…

Pour les quelques élus prêts à mettre beaucoup d’argent sur la table, il y a du cinéma illimité à vie et quelques places de concert par an. Plus le fameux coupe file qui prouvera au monde que vous faites partie de la classe supérieure.

On peut penser que ça marchera et que certains perdront beaucoup d’argent pour pas grand chose.

Bienvenue en 2023.