Gogol Bordello – Trans-Continental Hustle

Il y a une semaine environ, j’ai reçu un mail d’Eugene où il m’annonçait son passage à Paris et m’exhortait à venir faire la fête comme au bon vieux temps. Ce puta madre d’Eugene. Je l’ai rencontré il y a 4 ans quand j’étais encore à l’université. Candidat à l’échange Erasmus, il a débarqué un matin en amphi en plein cours de Gestion Financière. Un grand type dégingandé, jogging vert et veste débraillée, cheveux longs et bordéliques, tête de [url=http://spaghettiwesterns.1g.fi/characters/Tuco/Tuco_06.jpg]Tuco[url] anémique; sûr qu’il ne passait pas inaperçu au milieu de l’élite nantie qui siège à Dauphine. Ce mec ne ressemblait à rien. Comment pouvait-il en être autrement ? Eugène est ukrainien avec un prénom français, un nom de famille autrichien et une mère tzigane. Un casse-tête administratif à lui tout seul. Vu qu’il a été rapidement ostracisé par la majorité des élèves, faire connaissance avec lui fut aisée même si son français ressemblait franchement à la voix de Brad Pitt dans Snatch.

Eugène avait la très plaisante tendance à s’entourer de fêtard patentés ‘citoyens du monde’ comme il les appelait et de les rassembler lors de soirées débridées qui tenaient plus de la bacchanale que la veillée hippie. Imaginez un appart plein à craquer avec des roms jonglant avec des cadavres de bouteilles, un imposant Grec chauve et barbu plus cool de Barry White, une troupe de gymnastes slaves belles à damner un saint, un violoniste Mathusalem virtuose de la ligne 2, plus une poignée de dreadeux et d’étudiantes en histoire de l’art, le tout arrosé de rakia frelatée , de bière périmée et d’herbe aromatique. Niveau son c’était Mano Negra, The Clash et Goran Bregovic à fond. Mais le mieux, c’était quand Eugène, complètement sec, gratouillait sa gratte désaccordée; tout le monde prenait ce qu’il avait sous la main et on jouait. Ça donnait souvent n’importe quoi, mais ça chantait, ça dansait, ça suait la picole, ça s’étreignait avec ferveur… c’était génial.

Ce fut une belle année, à la fin de laquelle Eugène est parti je ne sais où. On s’est échangé des mails pendant quelques temps, puis plus du tout. Jusqu’à la semaine dernière. L’avalanche de bons souvenirs communs m’a naturellement poussé à me rendre à cette nouvelle soirée, mais chemin faisant mon inquiétude va grandissante. Je ne suis plus un étudiant insouciant: j’ai un boulot sérieux, une copine sérieuse et des projets de vie sérieux. Me pointer à une fête d’Eugène, c’est prendre le risque de m’y sentir aussi à l’aise que le Pape sur un char de la Gay Pride. C’est donc avec plein d’appréhension que je sonne à l’adresse convenue… Eugène m’accueille à grand renforts d’accolades chaleureuses et m’invite à rentrer.

Surprise, c’est bien moins blindé que ce à quoi je m’attendais. Et rapidement je me rends compte (avec soulagement je l’avoue) que mon pote lui aussi s’est bien calmé. La vodka vanillée numérotée a remplacé le tord boyau d’antan, l’herbe n’est présente qu’en quantité résiduelle, l’appart a l’air encore utilisable, tout le monde a un endroit où s’assoir. Les poupées russes bien que moins nombreuses sont toujours là, comme le papy violoniste. Je vois des petits nouveaux, comme ce zapatiste vénézuélien ou ce marocain avec sa derbouka à la ceinture. Ça me fait plaisir de discuter avec Eugène. Même s’il est moins impétueux qu’auparavant, il garde son cet humour bavard dressé comme arme contre les fanatiques de tout bord et autres fâcheux qui pompent l’air. D’ailleurs, ce beau parleur est toujours près à me faire avaler n’importe quoi: il soutient mordicus qu’il a joué dans un film réalisé par Madonna. N’imp. En tous cas, son phrasé et son jeu de guitare s’est grandement amélioré, je le comprends aussi bien que quand j’étais bourré à l’époque.

Finalement, je suis parti assez tôt. Il a râlé, mais c’est plus par principe que par déception. Tout le monde a vieilli, Eugène aussi. Ça ne l’empêche pas de toujours être aussi cool. La soirée s’est déroulée dans une ambiance festive même si on est loin du barnum Grand-Guignol auquel je m’attendais. Ce qui est sur, c’est qu’il peut me rappeler quand il veut, je reviendrais avec plaisir.